8

« Pourquoi ? dit Inény, dégustant avec une délicatesse étudiée son vin de grenade. Parce que je ne crois pas qu’il aura le courage d’agir, à la fin. Voilà pourquoi. »

Assis en face de lui, Huy contemplait le Fleuve qui se parait d’un rouge plus profond. La crue approchait. Bientôt elle serait sur eux. Les chroniqueurs et les mesureurs de l’inondation prédisaient cette année une forte élévation du niveau des eaux. La prochaine récolte serait bonne. Les paysans disaient que c’était l’ultime présent du pharaon défunt à son peuple. Mais dans la cité on ne parlait que de son successeur. Trop de jours avaient passé sans que la nomination fût faite, mais ce matin-là l’enquête officielle sur la mort de Toutankhamon avait enfin abouti à une conclusion sans surprise : décès accidentel.

« L’impatience grandit, reprit Inény. Si Ay n’agit pas bien vite, il perdra l’initiative et peut-être même l’occasion d’agir.

— Mieux vaut préparer le terrain avant d’avancer, pour s’assurer que le sol ne se dérobera pas sous les pieds.

— Oh ! Bien sûr ! » dit Inény d’un ton sarcastique.

Huy lui rendit son sourire. Ils s’étaient rencontrés par hasard dans la rue, cet après-midi-là, et Inény l’avait invité à partager une bouteille. Cela avait été prétexte pour ces deux employés d’échanger, hors de leurs heures de service, leurs impressions sur leur maître. Inény avait oublié toute réserve ; détendu, loquace, il était un autre homme. Au début, Huy n’avait pas baissé la garde, ce genre de rencontre fortuite se révélant très souvent prémédité. Mais si Inény avait l’intention de lui soutirer des informations, soit il s’y prenait très mal, soit il s’était laissé détourner par ses propres préoccupations, car il n’avait rien obtenu de Huy, sinon des interjections polies et des remarques affables, de temps en temps, pour marquer son attention.

Inény était très préoccupé par l’idée qu’il avait fait le mauvais choix en attachant son destin à Ay. Huy s’efforçait de le rassurer et de conserver sa confiance, sans montrer un empressement excessif. Inény connaissait trop de ses secrets pour être traité cavalièrement.

« Je m’étais toujours demandé s’il aurait le courage de se dresser contre Horemheb, disait-il d’un ton lugubre. Maintenant, il s’avère que mes doutes étaient fondés. Mais il est trop tard pour changer de camp. Mon sort est scellé.

— Le voudrais-tu vraiment ?

— Je veux faire mon chemin. Cela suppose de suivre le bon chef.

— À ta place, je ne tiendrais pas encore Ay pour battu. »

Inény but quelques gorgées de vin.

« Je suis à ses côtés depuis son retour à la capitale du Sud. Il a toujours eu une telle soif de pouvoir ! Il a si bien mené sa barque ! Et maintenant que le Trône d’Or est à sa portée, il hésite.

— Il rassemble ses forces avant d’agir.

— Le penses-tu ? »

Inény leva les sourcils d’un air d’espoir au moment où Huy se disait qu’il venait encore d’émettre une platitude. Mais pour Huy, il n’y avait rien de décevant dans la lenteur de Ay. C’était à sa propre prudence que lui-même devait d’avoir survécu. Toutefois, il ne s’expliquerait pas davantage sur ce point à Inény. Il serait intéressant de voir de quel côté le petit homme avancerait. Il n’était qu’un pion sur le plateau du senet, mais il occupait une position importante.

Huy ne pouvait s’offrir le luxe de se détendre. Inény n’avait pas assisté à la totalité de son entrevue avec le vieux Maître des Écuries. Lui, en revanche, connaissait la cause véritable de l’hésitation de Ay, et savait aussi que la patience du corégent serait à bout dès qu’il sentirait que le moment de frapper allait passer. Huy devrait lui fournir toutes les informations en sa possession d’ici deux jours. Le faire tout en assurant la sauvegarde de la reine exigeait de réfléchir vite et bien.

« Ay s’est-il enquis de moi depuis notre dernière rencontre ?

— Non. Mais n’imagine pas un instant qu’il t’ait oublié, dit Inény en souriant. Je t’admire, Huy. Je m’aperçois que, pendant tout le temps où nous avons parlé, je t’ai ouvert mon âme, telle qu’elle est. Toi, tu réussis à être un compagnon agréable, cordial, même chaleureux, pourtant au bout du compte je n’en sais pas une once de plus sur toi qu’au début.

— Tu ferais un piètre espion, Inény.

— Mon bon sens ne m’a jusqu’à présent jamais trompé.

— Reste du côté de Ay. Il serait stupide de te faire plus d’ennemis que besoin est par les temps qui courent.

— Je ne te demande pas ton avis.

— Alors pourquoi m’as-tu dit tout cela ?

— Que sais-tu, Huy ?

— Très peu de chose. »

Huy gardait un air impénétrable, mais la nervosité d’Inény l’inquiétait. Mettre cet homme dans la confidence supposait un risque trop grand pour qu’il le prenne à présent. S’il advenait plus tard qu’il regrette sa prudence, il se plierait à la décision des dieux. D’ici là, il aurait besoin de toute l’aide possible de la seule personne à laquelle il avait décidé de se fier sans réserve : Néhésy. Senséneb aussi, peut-être ; mais elle connaissait suffisamment la médecine pour se procurer et administrer du poison, et elle n’aurait pas été la première à faire usage de ses charmes pour influencer un ennemi potentiel. Huy n’avait pas oublié Mérinakhté, le jeune médecin qui avait gravi aussi haut qu’il le pouvait les échelons de la hiérarchie, et dont les yeux restaient sans doute fixés sur son prochain objectif : le poste de Horaha. S’était-il assuré le concours de Senséneb pour l’obtenir ?

Huy s’ébroua comme un chien pour purifier son cœur. Il n’était sûrement pas bon, sûrement pas sain de voir le côté obscur de ce qu’envoyait Rê.

 

Pour Ay, c’était un entretien difficile. Il l’avait répété maintes fois dans son cœur avant de l’affronter en réalité, et force lui était de reconnaître que la réalité présentait l’inconvénient de ne pas respecter les dialogues préparés d’avance.

Le pas qu’il s’apprêtait à franchir, il y avait mûrement réfléchi et en avait discuté avec son Épouse Principale. Teyi l’avait approuvé, mais avec réserve, et Ay gardait l’impression que si elle l’avait toujours soutenu dans ses ambitions, elle n’acceptait pas de renoncer à sa prééminence. Néanmoins, Ankhsenamon avait mis en œuvre son plan d’épouser le prince hittite avec une rapidité qui l’avait alarmé. Si Inény n’en avait eu vent par la servante royale dont il partageait la couche, à cette heure le prince Zananza eût été dans la capitale du Sud, envoyant à son puissant père le message de son arrivée sain et sauf. En la circonstance, une mort « accidentelle » eût été hors de question, et avant longtemps, non seulement lui mais Horemheb auraient senti la terre s’ouvrir sous eux.

Il avait hésité quelque temps, n’osant croire que les espions de Horemheb n’avaient pas surpris eux aussi le complot de la reine. Même quand il en avait eu la certitude, il avait encore atermoyé ; mais finalement il avait donné ordre de supprimer Zananza, car la chute de Horemheb n’aurait pas nécessairement assuré sa propre survie. Et une fois Zananza sur le trône, le propre espoir de Ay d’y accéder s’évanouirait à jamais.

Mais l’incident lui avait montré toute l’importance de consolider ses liens avec la famille royale. C’était sa naissance modeste qui l’avait empêché de prendre la succession à la mort d’Akhenaton. Il ne commettrait pas pareille négligence une nouvelle fois. Il n’avait pas le temps ! L’âge pesait tel un singe accroché à ses épaules, et tout le maquillage, tout l’exercice physique, toute la frugalité du monde n’empêcheraient pas les rides de se former sur son cou, son front et ses coudes, la peau de se relâcher au bas de ses joues et sur ses mains, ni ses biceps de se couvrir de plis flasques. Ay se faisait teindre les cheveux. Sous sa tunique, il portait un bandage de lin serré pour comprimer l’affreux ballon qui lui tenait lieu de ventre, et qui refusait de fondre bien qu’il ne prît qu’un petit repas de riz et de figues par jour et ne bût que de l’eau.

 

Ankhsenamon reçut Ay solennellement, devant une suite de serviteurs. Cela l’inquiéta. Il se doutait bien qu’elle connaissait la raison de sa venue, et s’irritait de cette obstination à l’appeler « grand-père ». Après avoir expédié les salutations d’usage, il réussit à la persuader de renvoyer la plupart de ses gens. Elle garda toutefois deux femmes auprès d’elle, dont l’une, au visage ingrat, ne cessait de lui darder des regards impertinents de ses yeux noirs et vifs comme ceux d’un rongeur. Regrettant de ne pas avoir au moins un de ses partisans auprès de lui, Ay joua avec le gobelet de vin de Kharga qu’on lui avait offert et qu’il avait été forcé d’accepter, se demandant s’il parviendrait à éviter d’y tremper les lèvres. Il sonda le regard hostile de la reine. Avait-elle deviné le véritable sort de Zannanzash ? Mais même si elle subodorait un meurtre, il était plus probable qu’elle en rendrait Horemheb responsable.

« Je ne vois pas pourquoi tu souhaites prendre une nouvelle épouse, dit Ankhsenamon lorsqu’il eut fait sa demande.

— La réponse est simple. Pour ta sécurité. En m’épousant, tu jouirais de ma protection.

— Et après ta mort, grand-père ? Cinquante ans nous séparent. »

En dépit de sa froideur, car Ay n’avait pas envisagé ce mariage comme synonyme d’un lien d’amour entre eux, ces paroles lui percèrent le cœur. Que la jeunesse était impitoyable, que son énergie était arrogante ! Pourtant, en regardant sa petite-fille il revoyait Néfertiti, et sa propre mère, morte si jeune il y avait une éternité, du temps où lui-même avait trente-cinq ans et s’accrochait aux premiers lambeaux de sa jeunesse.

« Je ne mourrai pas de sitôt.

— Et mon enfant ?

— Il sera en sécurité.

— Et la succession ? »

Elle venait de toucher le point sensible. Ay n’avait pas d’héritier mâle. Certes, il avait vu sa deuxième fille épouser son rival, de sorte que d’une façon ou d’une autre son sang coulerait peut-être dans les veines des futures générations qui prendraient place sur le Trône d’Or. Mais l’enfant de Nézemmout était mort en venant au monde. C’était un mauvais présage, et bien que sa fille fût jeune, avec des hanches opulentes, le vieillard caressait toujours l’espoir d’engendrer ses propres successeurs. Son Épouse Principale, Teyi, était trop âgée pour concevoir. Mais réussirait-il à coucher avec sa petite-fille ? Son intention première, en l’épousant, était de renforcer son propre lien avec le Trône d’Or, cependant…

Ay rumina cette idée puis la repoussa. Chaque chose en son temps. Qu’il épouse cette fille et monte sur le trône. Une stratégie permettant d’y asseoir ses propres descendants pourrait être élaborée plus tard. De toute façon, Horemheb constituerait un danger tant qu’il vivrait. Fugitivement, il pensa à Huy. Que de choses dépendaient à présent des preuves du petit espion !

« La succession repose dans ton ventre. »

Son hésitation avait duré à peine une seconde. La reine pinça les lèvres.

« Ce serait une des conditions à notre mariage.

— J’aimais le roi comme un fils.

— Cela, je n’en ai jamais douté, répondit-elle, montrant tout autant de civilité mais d’une voix tendue.

— Tu m’agréeras donc ?

— J’ai besoin de temps pour y songer.

— Le temps presse. Le successeur de Toutankhamon doit être nommé.

— Pourquoi n’y aurait-il pas une régence jusqu’à ce que mon enfant soit en âge de gouverner ? »

Nous n’en avons pas le temps, pensa Ay. Il avait envie de la secouer par les épaules, de chasser d’elle toute cette insouciance juvénile. Comment osait-elle être si indifférente au passage du temps ? Il sentait la main d’Osiris sur son épaule à chaque heure, désormais. Un beau jour, il en irait de même pour cette gamine effrontée.

« Ce serait peu judicieux. Le pays a besoin de se sentir à nouveau unifié derrière un pharaon. Un pharaon assez puissant pour faire face à la menace venant du nord.

— Je vois. Et tu es cet homme ?

— Ce serait le mieux, si notre famille veut conserver la couronne.

— Et que fais-tu de ma tante ?

— Nézemmout est…

— Quoi donc ? Une doublure ? Une autre corde à ton arc ?

— Le roi ton époux a décidé qu’elle épouserait Horemheb. »

Ankhsenamon détourna la tête. Elle se sentait dégoûtée et prise au piège. Prenant ce geste pour de la pudeur, de la timidité, une indécision enfantine, Ay tendit une main qu’il voulait paternelle. Sur son épaule nue, elle la sentit sèche, froide et tannée, semblable au glissement d’un reptile. Elle eut un mouvement de recul. Comprenant immédiatement, humilié et furieux, mais autant à cause du tort que cela causait à son plan que par dépit, Ay ôta sa main.

« Songe à mon offre, dit-il avec raideur, baissant la voix afin de ne pas être entendu des deux suivantes (aussi immobiles que des statues à trois ou quatre pas de là, mais dont les yeux, il le savait, n’avaient rien perdu de la scène). Admets que c’est ta meilleure chance de salut, et le destin le plus sûr pour la Terre Noire. »

La reine tremblait. De fureur ou de peur, Ay n’aurait su le dire.

« Je ne peux pas, dit-elle enfin.

— Tu n’as pas le choix, répliqua-t-il durement. Je t’accorde cinq jours pour revenir sur ta décision. En me refusant, tu cours un grand risque. »

Sentant que par cette menace il était allé trop loin, il rompit brusquement la conversation, respectant seulement le protocole pour éviter de faire jaser, et il la quitta. Ostensiblement, il ne prit pas la peine d’atteindre la porte pour tourner le dos.

Ankhsenamon refoula ses larmes le temps de congédier ses femmes, puis se laissa aller et se jeta sur une chaise, cédant à la colère, la douleur, la frustration et la solitude qu’elle ne pouvait supporter plus longtemps.

 

« Néhésy n’est plus ici », dit à Huy le garçon d’écurie furonculeux.

Dans la cour poussiéreuse régnait un air d’abandon, de négligence. Huy regarda l’abri des animaux, se demandant comment allaient les bêtes.

« Où est-il parti ? »

L’homme se gratta le cou. Huy remarqua que deux des furoncles commençaient à s’infecter. L’homme avait besoin de soins médicaux d’urgence, sans quoi il aurait la gangrène.

« Ils l’ont emmené.

— Qui ?

— Je croyais que tu étais un fonctionnaire du palais ? Les Mézai.

— Ils l’ont arrêté ?

— Oui.

— Quand ? »

Se grattant encore et plissant les yeux au soleil, l’homme dit :

« Ça fait quatre jours.

— T’es-tu informé de leurs motifs ?

— Est-ce qu’ils ont besoin de raisons, de nos jours ? »

Huy jeta un coup d’œil vers la maison du veneur.

« Pas la peine de regarder par là, dit le garçon d’écurie. La famille est partie aussi.

— Quoi ?

— Mais oui. Il y a un nouveau Grand Veneur.

— Qui est-ce ?

— Moi, annonça l’homme en souriant. Ne t’inquiète pas ! Personne n’a le temps de chasser ces jours-ci, alors je suis un genre de gardien. Ces saletés sur mon cou me feront monter dans la Barque de la Nuit avant que je sois bien vieux, de toute façon.

— Tu pourrais te faire soigner.

— Je n’ai pas le temps de quitter les animaux. Faut bien que quelqu’un les nettoie, les nourrisse et leur fasse prendre de l’exercice.

— Mais cela va s’aggraver.

— Tout le monde doit mourir tôt ou tard, dit-il en haussant les épaules. Je suppose qu’ils désigneront quelqu’un, une fois qu’ils auront décidé qui va nous gouverner. Les chasses continueront, quel que soit celui qui s’en occupe.

— Qu’est devenue l’épouse de Néhésy ? Où est-elle allée ?

— Ses parents ont une ferme juste au nord de la cité.

— Je ne connais même pas son nom.

— Aahétep, si ça peut t’être utile. Mais elle a pas plus idée que moi de la raison pour laquelle ils ont pris Néhésy. »

Huy traversa la cité en toute hâte. Le soleil de midi était si rude à cette époque de la saison que toute activité cessait jusqu’au retour de la brise, vers le soir. Le labeur se concentrait aux heures de la barque matet et de la barque seqtet du soleil – la première et la dernière. À cette heure tardive de la matinée, les rues devenaient désertes, et bien que l’homme qui tirait la voiture à bras maugréât continuellement entre ses dents contre les sans-pitié qui s’attendaient à ce qu’il les traîne par cette canicule, ils couvrirent la distance entre le palais et les faubourgs du nord de la cité en moins d’une demi-heure.

La cité s’achevait brusquement. Les murs abrupts qui la protégeaient de la crue annuelle, érigés sur le tertre créé par des siècles de détritus et les ruines d’anciens édifices, cédaient tout à coup la place aux champs craquelés et parcheminés, qui très bientôt seraient inondés par la terre noire fertile, don d’Hapy, dispensateur de vie. Déjà le Fleuve avait monté, le sable rouge tourbillonnant à la surface tandis qu’il coulait dans son long voyage vers la Grande Verte, au nord.

Marchant le long de la rive, Huy effraya une bande d’aigrettes qui prirent leur essor de leurs ailes silencieuses, blanches contre le soleil, pour se poser quelques pas plus loin, à peine troublées par cette intrusion. De leur nouvelle position, elles ne lui prêtèrent plus la moindre attention.

Au loin sur la rive occidentale, on ne distinguait la forme grise des hérons que lorsque l’un d’eux abandonnait sa pose de statue pour piquer sur un poisson ou s’envoler sans hâte et tournoyer au-dessus des rochers implacables de la Vallée. Près des berges, des oies et des canards s’ébattaient, plongeant leur bec ouvert sous la surface en quête de nourriture et, plus loin en aval, là où des rochers lisses descendaient en paliers jusqu’au bord de l’eau, des crocodiles se chauffaient au soleil avant la chasse du soir. Près d’eux, des poules d’eau filaient à travers le courant en bandes nerveuses.

Quelques villages de la même couleur que le sol, faits d’habitations en chaume et en brique crue, s’accrochaient à la terre en groupes serrés sur les deux rives, mais des fermes isolées avaient été bâties plus près de la protection de la ville. Huy enroula son écharpe autour de sa tête pour se protéger de la chaleur, tapa des pieds pour chasser la poussière de ses sandales et se mit en route vers la plus proche.

L’aboiement furieux qui annonça son approche l’inquiéta, mais les deux grosses brutes noires de race indéterminée étaient attachées à un pieu solide au milieu de la cour de ferme. Il n’y avait personne alentour, ce qui n’était pas surprenant à cette heure du jour. Aussi, longeant les bâtiments – une maison basse flanquée d’une grange – afin de rester hors de portée des chiens, Huy se dirigea vers la porte la plus proche et frappa. Après quelques bonds, les chiens comprirent que tout autre effort était vain et regagnèrent leur coin d’ombre, d’où ils lui lancèrent des regards menaçants avant de renoncer définitivement et de poser la tête sur leurs pattes.

Le fermier était sec comme un piquet de bois dont il avait la couleur, et hébété par le sommeil. Levé depuis la quatrième heure, il avait préparé sa terre en vue de l’inondation, après laquelle le pays serait accablé par la chaleur et les moustiques jusqu’à ce que Hapy passe son chemin et que la saison de la végétation puisse commencer. En quittant la cité, Huy avait observé le système compliqué des puits d’irrigation et des minces canaux qui les reliaient, désormais à sec et négligés, et avait imaginé l’effervescence qui régnerait dans ces campagnes cinq mois plus tard, quand les eaux se seraient retirées. Alors débuteraient les semailles, après le curage et la remise en état frénétique de ce qui constituait les veines et les artères du pays.

La ferme des parents d’Aahétep se trouvait plus loin, mais Huy parvint à la distinguer à travers la brume de chaleur en plissant les yeux dans la direction indiquée par le fermier.

« Tu ne vas pas y aller maintenant, objecta celui-ci. Regarde où est le soleil. »

La canicule avait suspendu toute vie. Les oiseaux avaient disparu de la rive, les crocodiles s’étaient réfugiés dans l’ombre dense ou dans l’eau, où seules les bulles minuscules produites à la surface par leurs yeux trahissaient leur présence. Les chiens de ferme s’étaient métamorphosés en petits rochers sombres. Huy secoua la tête.

« Je dois y aller.

— La chaleur sera insupportable.

— Je n’ai pas le temps d’attendre. D’ailleurs, je ne pense pas qu’ils dorment.

— Les parents dormiront. Raia et Toutou ont autant à faire que nous ; mais la fille… C’est qu’il y a eu un drame.

— De quel genre ?

— Je croyais que vous saviez tout, vous les gens de la ville, dit le fermier en le considérant avec froideur. Un deuil dans la famille. Elle a son petit garçon avec elle.

— Puis-je louer ton âne ? »

Le fermier tourna vers lui son visage comme taillé dans du noyer, et cracha.

« Ça non, tu ne peux pas. Pas par cette chaleur. Mais viens boire un peu d’eau avant de partir. »

 

Huy se forçait à marcher lentement, sans hâte, sachant que plus il irait vite, moins il aurait de chances d’arriver, bien que les deux fermes ne fussent pas distantes de plus d’un millier de pas. Chez le fermier, il avait trempé son écharpe dans une jarre d’eau et l’avait déployée de façon à couvrir aussi son dos et sa nuque, si bien que la marche n’était pas trop pénible, quoique la chaleur du sol lui brûlât la plante des pieds à travers ses sandales. Bien avant qu’il eût atteint la seconde ferme son écharpe était sèche, ses lèvres et sa bouche déshydratées. Plissant les yeux en approchant du but, il vit deux vautours planer en cercles haut dans le ciel, loin vers le nord-est. De petites taches qui apparaissaient et disparaissaient selon qu’ils volaient au soleil ou à l’ombre. Quelle créature agonisante avait attiré leur attention ?

Les chiens de Raia levèrent la tête à son approche et poussèrent un grognement épuisé, mais le laissèrent atteindre la porte sans le défier davantage. Cette ferme était plus grande que la première, et quelques bêtes étaient parquées dans des enclos, sous des parasols en feuilles de palmier. Dans l’un, un cochon blanc tout menu était couché dans un coin, profondément endormi, les oreilles sur les yeux. Dans un autre, cinq oies s’agitèrent en fixant sur lui leurs yeux intelligents et perçants. Beaucoup de temps s’écoula avant qu’on vînt répondre, mais enfin la porte s’entrebâilla pour révéler un visage blême, encadré par une chevelure emmêlée. La femme tenait un petit enfant d’environ trois ans sur son bras.

« Aahétep ?

— Qui es-tu ?

— Huy. Un ami de Néhésy. »

Une lueur de vie et de douleur vacilla dans ses yeux à la mention du nom de son époux, mais elle avait dû sentir de la sincérité dans le ton de sa voix, car il n’y vit paraître ni suspicion ni hostilité, et elle recula en ouvrant plus largement la porte. Elle la referma derrière lui, tandis que l’enfant le fixait d’un air inquisiteur, et lui fit traverser une cour intérieure où étaient accrochés des outils de ferme, puis une longue salle basse orientée au nord, de l’autre côté de la maison. D’une galerie à moitié dans l’ombre montèrent l’écho d’un ronflement et le crissement de la paille sous le poids d’un corps changeant de position dans le sommeil.

« Mes parents sont là.

— Je sais. »

L’enfant murmura des sons inarticulés. De crainte qu’il ne parle fort ou ne pleure, elle alla l’installer dans un petit lit accolé contre le mur d’où il continua à contempler Huy avec le regard vif et franc de son père. Elle revint s’asseoir en face du visiteur, les yeux las, sans expression.

« Je suis l’ami de Néhésy, dit à nouveau Huy.

— Il a parlé de toi.

— A-t-il des ennuis ?

— Pourquoi es-tu venu ?

— Pour savoir ce qui lui est arrivé. »

Une immense amertume passa sur son visage, que Huy ne comprit pas.

« Si tu ne le sais pas, soit tu es vraiment un très bon ami, soit tu n’es pas un ami du tout.

— Nous travaillons ensemble. Je suis allé aux écuries et on m’a dit qu’il avait été arrêté. Alors je suis venu ici pour en savoir plus. »

Elle continua à le regarder tristement, comme rassemblant son énergie pour parler. Quand enfin elle prit la parole, ce fut tout bas, d’une voix blanche, vidée de toute émotion.

« Il y a quatre jours, ils sont venus chez nous à l’aube. Trois Mézai. Ils ont emmené mon époux. Et puis à midi l’un des officiers est revenu et m’a dit que Néhésy était démis de ses fonctions. Je devais avoir quitté la maison avant le soir. Je ne savais pas où aller. Quand une chose de ce genre t’arrive, avec la situation qu’il y a en ce moment, plus un seul de tes amis ne veut te connaître. C’est pourquoi je suis venue ici. Aux écuries, ils savaient où me trouver, aussi je supposais que tôt ou tard Néhésy serait relâché et me rejoindrait, ou que j’aurais de ses nouvelles. Je savais qu’il n’aurait jamais rien pu faire de mal. J’ai attendu tout un jour et puis je suis retournée à la cité, mais personne n’a pu me renseigner. »

Pendant tout ce temps, elle avait un air un peu abasourdi, comme si elle ne pouvait croire qu’une telle chose pût être arrivée à sa petite famille.

« Et puis, continua-t-elle après avoir pris plusieurs longues inspirations, hier, ils l’ont ramené à la maison. »

Elle s’interrompit encore, regarda de ses yeux morts un coin de la salle, derrière Huy.

« Où est-il à présent ?

— Dans l’écurie. Sous la soupente.

— Comment va-t-il ? Est-ce qu’il dort ?

— Oui. Il dort. »

Leurs yeux se rencontrèrent. Soudain une peur glacée saisit le cœur de Huy.

« Que lui ont-ils fait ?

— Ils ont dit qu’il était tombé d’une galerie, en prison. Une escorte le conduisait à un interrogatoire avec un des enquêteurs, il a glissé et il est tombé.

— T’ont-ils dit de quoi il était accusé ? »

Elle baissa la tête.

« J’ai eu peur de le demander. Ils ne te regardent jamais dans les yeux. Ils regardent ton front et te parlent comme s’ils ne pouvaient réussir à admettre ton existence. Ils m’ont dit qu’en tant que serviteur de l’État, il avait droit à la prise en charge par le palais des frais d’enterrement. Je leur ai dit que je préférais le garder.

— Que vas-tu faire ? »

Elle le regarda avec une fierté lasse.

« Nous ne pouvons pas tous reposer dans des caveaux de pierre pour l’éternité. Ce soir, mon père creusera une fosse dans les champs, au-dessus de la ligne d’inondation. Nous la garnirons de pierres, et ma mère et moi nous tresserons un toit en osier, que nous scellerons avec de la poix et recouvrirons de sable. Néhésy reposera à l’intérieur, replié sur lui-même comme dans le ventre de sa mère, avec de la nourriture et des ustensiles pour le grand voyage. Nous n’avons pas besoin d’embaumeurs car le sable le desséchera. Geb le prendra dans ses bras et, là-haut, Nout veillera sur lui. Le petit Itet et moi, nous serons toujours près de lui, et cette maison abritera son ka. C’est mieux qu’un tombeau, et moins solitaire.

— Est-ce que je peux le voir ? »

Sans plus un mot elle se leva, et, après un coup d’œil vers son enfant endormi, elle sortit de la salle et traversa la cour en sens inverse. Lorsqu’elle ouvrit la porte de l’écurie, l’odeur monta à leur rencontre et Huy sentit sa gorge se serrer. L’image lui vint, irrépressible, de vers gris grouillant dans des orbites, mais en s’approchant du corps de son ami il vit que cela avait été épargné à Néhésy.

Il gisait sur le côté dans un panier d’osier ovale, le menton au creux des mains, les genoux ramenés contre la poitrine. On avait répandu du natron sur sa dépouille, et les grandes jarres d’eau en terre cuite dressées autour de lui telles des sentinelles maintenaient une température fraîche dans la pièce. La lumière était faible, mais cela suffit à Huy pour voir ce qu’on lui avait fait subir avant sa mort. Il jeta un regard furtif vers Aahétep qui contemplait le corps, ses yeux humides refusant encore d’admettre la réalité de ce qu’ils voyaient, et il se demanda si elle ajoutait foi à ce qu’on lui avait dit.

« Cela a dû être une très mauvaise chute, murmura-t-il.

— Si jamais tu fus son ami, répliqua-t-elle, les yeux étincelants, puisse Horus t’aider à le venger. »

Alors il sut que, même s’il l’avait voulu, il n’y avait rien au monde qu’il pût lui dire.

 

Huy passa la soirée chez lui avec Senséneb. Le dîner qu’il avait prévu était convenu depuis longtemps, mais leur impatience avait diminué. Ils s’étaient assis côte à côte après le repas, parlant peu, si préoccupés par leurs propres pensées qu’ils n’étaient pas curieux de celles de l’autre. Huy était heureux de voir chez lui, après si longtemps, une femme qui réchauffait la pièce par sa seule présence. Il soupesait encore dans les plateaux de son cœur le risque qu’il courait en se confiant totalement à elle. Il lui semblait qu’il lui fallait s’engager. On ne progressait pas sans risque ; l’unique allié dont il était sûr avait été éliminé, et visiblement Senséneb n’avait rien fait pour le trahir, sans quoi ils n’auraient pas torturé Néhésy à mort.

Il y avait autre chose : jamais il n’avait ressenti plus fort en lui le lien d’amour depuis que son mariage était mort. Il essayait encore de le refouler. Le temps n’était pas à l’amour, voilà du moins ce qu’il se disait. Mais une autre partie de son cœur soupirait après la fille de Horaha, et refusait de se taire.

Senséneb avait conscience de la distance créée entre eux par le silence, et s’efforçait de rassembler son courage pour partager les pensées qui la préoccupaient. Elle avait bu suffisamment du vin de Kharga qu’il lui avait servi pour prendre de l’assurance, mais pas assez pour être téméraire. Elle ne savait pas comment il réagirait en apprenant la vérité sur son passé. Mais elle se disait qu’elle connaissait peu celui de Huy, et n’était donc pas freinée dans ses sentiments envers lui. Il ne semblait pas être un homme au cœur étroit, et, de toute façon, elle ne pouvait gagner sans tenter sa chance.

Tous deux savaient que s’ils se séparaient, ou même faisaient l’amour, avant de s’être confiés l’un à l’autre, un moment essentiel serait perdu à jamais ; mais qu’il était donc difficile à aborder ! Cela semblait stupide, songeaient-ils chacun de son côté, que deux adultes qui n’avaient plus l’excuse de l’inexpérience de la jeunesse fussent encore tellement à la merci des mauvais coups de Hathor. Pourtant ils continuaient à s’isoler, refusant l’un comme l’autre de faire le premier pas, jetant avec mauvaise humeur des bribes de conversation dans le silence.

La flamme de la lampe posée sur la table devint tremblotante. Huy prépara une nouvelle mèche et remplit le réservoir d’huile de lin. La lumière mourante leur fit prendre conscience du cours du temps, et l’activité qu’elle exigeait amena la conversation qu’ils attendaient de commencer avec une impatience croissante.

« Encore un peu de vin ? proposa Huy.

— Volontiers. »

Il apporta une nouvelle jarre, la perça, et ils burent quelques instants encore dans le silence ; mais désormais tous deux en étaient las.

« Je tiens à te parler de mon passé, dit Senséneb. Je n’ai pas besoin d’entendre le tien en retour, bien que j’en aie envie.

— Je te dirai tout. D’ailleurs, il ne comporte rien de particulièrement mauvais, d’audacieux ou d’aventureux. Comme pour tout le monde, il fut en partie une course d’obstacles, en partie une bataille. »

Senséneb sourit.

« J’aime ta maison.

— Tu l’honores par la présence. »

Elle soupira, pensant déjà qu’il ferait bon vivre auprès de lui, et se demandant si le temps viendrait un jour où ils le pourraient.

« Si nous voulons bien nous connaître, tu dois aussi être au fait de mon passé, insista-t-elle. Maintenant, mes parents sont morts l’un et l’autre, mais il n’est rien que j’aie à dire qui nuise à leur réputation ici-bas ou dans les Champs d’Éarou[19]. »

Tout en parlant, elle sondait les ombres du regard, comme si elle y cherchait le ba de Horaha perché sur une étagère ou accroché au plafond telle une chauve-souris, écoutant sa fille orpheline. Elle savait qu’il avait eu de l’estime pour Huy.

« J’ai vingt-huit ans, dit-elle en contemplant la lampe. Mon époux m’a renvoyée chez mes parents parce que j’étais stérile. Mais ce n’était pas la raison véritable. J’avais couché avec un autre homme. J’avais couché avec plusieurs hommes. »

Elle regarda Huy, mais si une expression y était discernable, c’était celle de la bonté.

« Je ne suis pas stérile. Nous ne faisions jamais l’amour. Nous avons d’abord dormi en nous tournant le dos, puis dans des lits séparés, et enfin en faisant chambre à part. Mais je ressentais un vide. Ce n’était pas un vrai mariage.

— Quand cela s’est-il terminé ?

— Il y a deux ans. Mais cela en a duré sept.

— C’est long.

— Je suis devenue une femme mûre, dit-elle en souriant.

— Non.

— As-tu des enfants ?

— J’ai un garçon, Héby. Mais il y a bien longtemps que je ne l’ai vu. »

Ils retombèrent dans le silence, mais un silence d’une qualité différente.

« As-tu réfléchi à ce que tu vas faire ? » s’enquit-il.

Cela dépend peut-être bien de toi, dit le cœur de Senséneb, cependant sa voix répondit :

« Non. Il y a la maison à Napata, au sud, que mon père m’a laissée. Peut-être irai-je là-bas. J’en ai assez de cette cité. »

Huy hocha la tête. De l’autre côté de la fenêtre, la lune pâle remplissait la rue d’une lumière blafarde. Un petit animal passa, probablement un chien, dont les pattes tambourinèrent un rythme doux et régulier sur le sol dur. Rien d’autre ne bougeait.

« Que feras-tu à Napata ?

— Je pourrais y être médecin, dit-elle en souriant. Je ne vais pas laisser tous les instruments, les potions et les papiers de mon père à son successeur. »

Sa voix se fit dure et ses yeux songeurs.

« Pourquoi ? Qui est-ce ?

— Mérinakhté. »

Huy ne dit mot et scruta son visage. Elle le laissa faire, feignant d’examiner la petite statue de Bès qui montait la garde sur une étagère.

« M’aideras-tu ? demanda-t-il.

— Comment ? dit-elle en tournant les yeux vers lui.

— Je dois absolument faire partir la reine d’ici. »

Il prit les mains qu’elle tendait vers lui.

« Oui, je t’aiderai, dit-elle. Je vivrai et je mourrai pour toi.

— Et moi pour toi. »

Ils avaient jeté un pont entre eux. Ils bavardèrent encore. Il lui parla de Néhésy, de Ay. Il lui relata presque tout ce qu’il avait découvert, sachant au fond du cœur que dès cet instant il leur faudrait être vigilants. Il se refusait à imaginer ce qui se passerait si Kenamoun apprenait qu’elle le connaissait. Il lui parla de sa vie, de la cité de l’Horizon, de son désir immense de redevenir scribe ; il lui parla de Héby, lui dit combien il lui manquait, ce fils dont il ne savait même plus à quoi il ressemblait.

Quand plus tard ils firent l’amour, ils n’étaient plus des étrangers.

 

Il y avait de longues heures que Nézemmout était allée se coucher dans son lit froid, non sans l’assurance de son époux qu’il lui rendrait visite plus tard, car la procréation d’un héritier formait un élément important de son emploi du temps chargé. Dans une autre partie du palais, dans une vaste salle sombre surplombant le Fleuve d’un côté et de l’autre le nord de la cité, le général Horemheb était accroupi devant une table d’ébène jonchée de rouleaux de parchemin.

Maints étaient anciens, pillés bien des années plus tôt dans les archives de la cité de l’Horizon, car Horemheb reconstruisait son ascendance. Bientôt, pensait-il, oui, bientôt viendrait le temps où son historien personnel aurait à réécrire les annales de la Terre Noire de manière à faire de lui l’héritier direct de Nebmaâtrê Aménophis. Ainsi la période troublée des règnes d’Akhenaton et de ses successeurs serait effacée pour la postérité, et même sa propre épouse n’aurait plus d’existence dans les archives. D’ici là, si les dieux étaient propices, elle aurait eu son utilité. Toutefois, il était encore prématuré de porter le coup final. La patience avait toujours été la grande alliée de Horemheb ; il ne s’en détournerait pas, même si l’âge et le temps ignoraient la patience et commençaient à le pousser du coude.

Depuis des semaines il ne quittait plus le palais, ressassant le passé, imaginant l’avenir et laissant ses hommes contrôler le présent. Les rapports qu’il recevait étaient favorables et il n’avait pas lieu de penser qu’ils bâclaient leur besogne. Sa foi en sa propre destinée était devenue si forte qu’il ne concevait rien qui eût le pouvoir de la briser.

Debout près de la table, à la limite entre l’ombre et la lumière dispensée par les lampes, Kenamoun se mordait les lèvres d’impatience en attendant que son maître cessât de rêvasser. Ils n’avaient rien tiré de Néhésy avant de le tuer, pourtant, à cette nouvelle, la réaction de Horemheb – dont Kenamoun était terrorisé d’avance – avait été mesurée. Sachant l’aversion du général à l’égard de la torture sans nécessité, il avait minimisé cette partie de l’interrogatoire. De peur d’une trahison, il avait fait muter dans la capitale du Nord le sergent mézai qui en avait été témoin, transfert auquel le sergent lui-même n’avait pas opposé d’objection. Le vizir en place était un homme débonnaire qui obéissait aux ordres venus du Sud. La capitale n’était pas un centre de pouvoir mais simplement le bras nord de l’administration. C’était une cité paisible, préoccupée avant tout de commerce et des mouvements de troupes entre elle et le Delta.

« Alors, que recommanderais-tu ? dit enfin Horemheb.

— Ankhsenamon pourrait constituer une menace pour la nation. Si un noyau de résistance se formait autour d’elle et que survenait une guerre civile, certaines de nos troupes devraient quitter leur position dans le Delta, et le risque d’une invasion hittite serait accru. »

Le chef de la police choisissait ses mots avec précaution. Derrière, le message était simple : Tue la reine. Mais Kenamoun savait que ce franc-parler brutal répugnait de plus en plus au général à mesure qu’il gravissait l’échelle du pouvoir. De fait, son ancien titre ne lui était plus agréable, et il préférait ces jours-ci être appelé par le dernier de ceux, nombreux, qu’il avait convaincu Toutankhamon de lui octroyer : Celui qui Préside sur les Deux-Terres, Grand Seigneur du Peuple.

« Mais si cette menace était supprimée avant la mise au tombeau du pharaon, cela ne paraîtrait-il pas fâcheux ? Les prêtres s’agitent. Ils sont conservateurs et lents à s’adapter. Mais je n’ai pas le temps de marcher à leur pas.

— Il reste bien des semaines avant l’enterrement du roi. Il faut encore quarante jours aux embaumeurs pour le préparer, or c’est la seule partie de l’opération qui ne peut être précipitée. La décence ne le permettrait pas.

— Alors nous nous trouvons devant un problème insoluble. Car ce délai donne à la reine une chance de s’organiser.

— Seule, elle est impuissante.

— Mais est-elle seule ?

— Nous le croyons. »

Kenamoun mentait. Il ne voulait pas que son échec à infiltrer l’entourage d’Ankhsenamon parvînt aux oreilles de Horemheb. Les agents de renseignements de la reine étaient meilleurs qu’il n’osait l’admettre, vraisemblablement parce qu’ils formaient un réseau de petite taille et très uni. La plupart des informations qu’il débitait étaient inventées de toutes pièces.

« Ainsi, il n’y a aucun danger ? insista le général.

— Il est toujours dangereux de ne pas prendre ses précautions au plus vite, répondit Kenamoun d’un ton cauteleux. Surtout quand la stabilité de la Terre Noire est en jeu. Tu l’as sauvée après la chute du Grand Criminel. Je ne veux pas voir ton œuvre anéantie.

— Mais nous avons pallié toutes les failles de notre système de sécurité.

— Il est vrai.

— Quels qu’aient été les soupçons de Horaha, il les a emportés dans la tombe.

— Oui, dit Kenamoun. dubitatif. Néanmoins je persiste à penser que je devrais interroger la fille.

— Elle ne représente en rien un danger, répliqua Horemheb avec hauteur. Que pourrait-elle contre nous ? Quoi qu’il en soit, nous pouvons en toute quiétude la laisser à Mérinakhté. Il est satisfait de sa récompense pour avoir éliminé Horaha ?

— On le dirait.

— Eh bien, quoi qu’il en soit, il nous est désormais acquis. Il a trempé les mains dans le sang pour nous, et nous doit sa maison et sa carrière. Qu’il prenne la fille s’il le désire ou qu’il ne la prenne pas, c’est son affaire. L’un ou l’autre n’influera pas sur nos intérêts.

— Comme il te plaira. Et la reine Ankhsenamon ?

— J’y réfléchirai, dit Horemheb, se rembrunissant. Mais je ne vois pas l’urgence dont tu parles.

— Suis mes conseils…

— Je chercherai conseil quand j’en aurai besoin. »

Horemheb se tourna vers ses papiers, lui signifiant son congé. Kenamoun se retira mais, dès qu’il fut seul, le général s’aperçut qu’il était incapable de se concentrer. Les hiéroglyphes dansaient sur la page, vides de sens, et sans raison aucune il frissonna.

Il ne cessait de voir dans son cœur le visage de la reine. Les paroles de Kenamoun restaient en lui et le tourmentaient.

La cité des morts
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